II

Une miséricordieuse obscurité ne tarda pas à tomber, peu après que les cloches de l’abbaye eurent sonné nones.

La courte journée d’hiver expira en un crépuscule. Cendres étira sa jambe en s’adossant contre le manteau de la cheminée, dans la tour de la compagnie. Du lierre vert pendait encore sur les murs. La brûlure de sa chair irradiait de la douleur, à l’arrière de sa cuisse. C’est encore le jour de la naissance de Notre Seigneur, songea-t-elle, prise de vertige.

Le massacre de la fête de Notre Seigneur.

Blanche, ses cheveux jaunes emmêlés sous une coiffe crasseuse, essuya ses mains, maigres désormais, contre son bliaud. « Nous sommes à court de graisse d’oie, à l’infirmerie. Trop de blessures au feu grégeois. »

Cendres crispa les poings dans son dos. Sous le bandage, un éclair de douleur jaillit de sa chair à vif. Quand on lui avait retiré sa plate et le tissu de sa cuisse blessée, elle avait laissé de profondes marques de dents sur la poignée en bois de son poignard.

« Combien hors combat ?

— Vous connaissez les hommes, rétorqua sèchement Blanche. Ils racontent tous qu’ils recommenceront à se battre demain. Je dirais qu’il y en a six qui seront encore au lit dans une semaine. Si les murailles tiennent toujours ! »

La dureté de Blanche n’était pas dirigée contre elle, Cendres le comprit. Une partie de sa colère découlait simplement de son inquiétude et d’une affection évidente pour les blessés. Le reste venait des reproches qu’elle s’adressait personnellement, malgré l’épuisement des ressources.

Cendres voulut prononcer quelques mots de réconfort, mais ne trouva rien qui ne soit condescendant. « Envoie-moi ici tous ceux qui sont capables de marcher. Je vais leur parler, aux gars. »

Blanche s’éloigna en boitant. Cendres nota du respect dans la façon dont archers et coutiliers s’écartaient pour lui laisser le passage : une femme d’âge mûr aux dents gâtées, que la famine rendait maigre, et qu’en des temps plus faciles ils auraient tous payée d’une petite pièce pour la baiser. Avec un sentiment de tristesse, elle se dit : J’aurais dû discerner cela en elle plus tôt. Ne pas laisser à Florian le soin de le découvrir.

Angelotti, s’approchant du feu tandis que Blanche le quittait, demanda : « Combien de civils avons-nous sauvés ?

— Nous n’avons jamais quitté le terrain mort devant la poterne. Ils ont saturé la zone de feu grégeois avec les engins. Tu étais en haut sur les remparts : que s’est-il passé ? »

L’artilleur, dont le visage à la beauté étonnante était noirci de poudre, haussa les épaules. « Les golems ont déchiqueté les gens. Ils ont commencé un peu devant notre porte et ils ont avancé parmi eux comme des chiens de troupeau. Les hommes et les femmes qui ont atteint les lignes de leur camp ont été abattus avec les arcs. Nous avons fracassé un golem avec un coup de canon, parce qu’il nous a fait l’obligeance de s’avancer droit vers le mur pendant cinq minutes ; mais pour les autres, nous avons fait feu des arcs et arquebuses, sans succès…

— Les blessures sont graves, reprit Cendres au bout d’un moment de silence. Digorie et Richard Faversham sont à l’étage, ils prient, sans guère de réponse, je suppose. Pas de menus miracles, Angeli. Pas de pains et de poissons, pas de guérison. Il y a des inconvénients à se trouver dans le camp bourguignon. »

L’Italien toucha sa médaille de sainte Barbe. « Il aurait fallu bien plus qu’un petit miracle. L’intercession de tous les saints, peut-être ; il y a six cents morts, là dehors. »

Six cents hommes, femmes et enfants, désarticulés comme les poulets qu’Henri Brant fait mijoter dans les chaudrons des cuisines, gisent sur la terre froide et noire qui sépare la ville du camp des assiégeants.

Et maintenant, que va faire Gélimer ?

« La Marche continue à interroger la Faris. Je les ai laissés poursuivre. » Cendres fit à nouveau une grimace, en appuyant son poids sur sa jambe brûlée. « Rassemblons tout le monde ici, Angeli. Je vais leur parler, avant de m’adresser aux centeniers. Assure-toi qu’ils comprennent la situation. Ensuite, je leur dirai ce que nous allons faire, à présent. »

Montant d’un coin de la salle, le pipeau de Caracci égrena une suite de notes, s’arrêta, les répéta ; un des pages le toucha sur le bras, et il fit silence. La puanteur du suif des lampes à mèche monta. Avec les volets des meurtrières fermés, et les lumières tamisées, Cendres ne voyait même pas jusqu’à l’autre bout de la salle. Des hommes entrèrent à la queue leu leu, pour s’asseoir sur les biens empilés sur les dalles, en échangeant des paroles à voix basse. Des hommes d’armes ; des hommes, des femmes et des enfants du train des bagages ; quelques visages – Euen Huw, Geraint ab Morgan, Ludmilla Rostovnaya – encore maculés de suie grasse après la tentative avortée de sauvetage.

Les lances de la compagnie entrèrent à la file, s’assirent, en observant Cendres, et les bavardages moururent pour céder la place à un silence d’attente.

« Ce que nous devons chercher, déclara Cendres, c’est une solution à long terme. »

Elle n’éleva pas le ton. Ce n’était pas nécessaire. À part sa voix, le seul autre bruit venait de quelques gouttes de glace fondue qui tombaient par le conduit de la cheminée et chuintaient dans les flammes. Les visages l’observaient avec une attention silencieuse.

« Nous avons raisonné trop près de nous, à trop court terme. » Cendres détacha son épaule du mur et se mit à marcher entre les groupes d’hommes assis. Des têtes se tournaient pour la suivre à travers la salle enfumée. Elle croisa les bras, avança avec une démarche qui tentait d’atténuer la douleur de sa brûlure. « Rien de très surprenant : nous nous sommes fait sans arrêt botter le cul. Nous avons dû livrer nos propres batailles avant de pouvoir commencer à envisager le long terme. Mais je crois que l’heure est enfin venue. Ne serait-ce que parce que, du point de vue de Gélimer, j’ignore si la trêve tient toujours. »

Elle prit conscience de la présence de Robert Anselm et de Dickon de Vere à la porte, leur adressa un signe de salutation, mais sans rien dire, pour ne pas interrompre le fil de son raisonnement. Elle continua de marcher : une femme en armure, parmi des hommes assis les bras autour des genoux, levant la tête à son passage.

« Nous nous sommes concentrés sur le maintien en vie d’un duc ou d’une duchesse de Bourgogne. Parce que c’est la Bourgogne qui se dresse contre les grands démons du désert du sud, c’est la Bourgogne qui les empêche d’utiliser leur faiseuse de miracles pour éradiquer le monde. Et dorénavant, nous détenons leur faiseuse de miracles ici même, à Dijon. »

Elle ne dramatisait aucunement ce qu’elle disait : elle aurait pu se trouver sous sa propre tente d’état-major, en train de réfléchir à voix haute. Un bébé se mit à pleurer et on l’apaisa. Cendres toucha brièvement Caracci à l’épaule en passant près de lui.

« Donc, ce devrait être simple. On tue la Faris. Ensuite, peu importe si la Bourgogne tombe, parce qu’elle sera morte et que les Machines sauvages auront perdu leur… canal », dit Cendres en choisissant le mot qu’employait la Faris. « Leur canal pour ce qu’elles vont faire : éteindre le soleil et changer le monde, comme si nous n’avions jamais existé. Sauf que les choses ne sont pas aussi simples. »

Marguerite Schmidt leva la voix : « Parce que c’est votre sœur ?

— Ce n’est pas ma sœur. Sauf par le sang. » Cendres sourit, changea de ton et déclara : « Mes seuls parents proches, c’est vous tous, Dieu me vienne en aide ! »

Un petit rire appréciateur accueillit cette remarque.

« Ce n’est pas simple. » Cendres coupa court au brouhaha. « Nous ne réfléchissons pas sur le long terme. Si la Faris est morte mais que nous perdons la guerre ici, alors les Wisigoths raseront la Bourgogne d’une mer à l’autre. Ils y sont obligés. Ne serait-ce que pour empêcher le sultan Mehmed de faire son entrée dans Carthage avec l’armée qui a fait tomber Byzance.

— Foutrement vrai, bougonna Anselm.

— Mais si la Bourgogne a disparu, si le sang des ducs de Bourgogne n’existe plus, alors peu importe si les Machines sauvages mettent mille ans pour sélectionner une nouvelle Faris… Dès qu’elles y parviendront, le monde disparaîtra. Balayé, changé, au moment où elles auront réussi. Et tout ce que nous avons accompli ici disparaîtra… comme si nous n’avions jamais existé. »

De toute évidence, les hommes qui avaient été présents dans l’abbaye avaient bavardé car il y eut peu de surprise devant ce qu’elle leur disait.

« Et donc, nous devons gagner cette guerre », ajouta Cendres.

Elle ne put retenir un sourire. Il en reçut en réponse, çà et là : Geraint ab Morgan, Pieter Tyrrell.

« Dit comme ça, ça paraît simple, non ?

— C’est des conneries ! commenta une voix anonyme depuis la pénombre.

— Tu crois que les Bourguignons sont seuls à s’inquiéter de cette guerre ? » Cendres se retourna dans la direction de la voix et repéra John Burren. « Tu as un enjeu. Vous avez tous un pays ; tous les mercenaires en ont un. Vous êtes anglais, gallois, italiens, germaniques. Eh bien, les Wisigoths ont foutu la plupart de ces pays en l’air, John Burren, et ils finiront bien par passer la Manche. »

Dickon de Vere ouvrit la bouche pour dire quelque chose, et le coude de Robert Anselm cogna lourdement les côtes du jeune homme. Le benjamin des de Vere se tut avec une bonne volonté étonnante.

« Si la Bourgogne est balayée, tous ceux d’entre nous qui seront morts dans cette campagne seront morts pour rien. Voici ce que nous allons faire. » Cendres regagna le centre de la salle, tenant toujours ses coudes dans ses mains. Elle jeta un coup d’œil à la ronde sur ses hommes. « Nous allons nous rebiffer. Quand j’ai quitté La Marche, il avait avec lui cinq scribes différents pour soutenir le rythme de tout ce que la Faris lui racontait. Nous allons porter la guerre contre les Wisigoths. Et nous devons attaquer les premiers… avant que cette bande-là dehors ne nous déferle dessus ! »

Elle leva les yeux vers les poutres noircies de suie, marqua une pause, puis reprit :

« Nous connaissons à présent leurs points faibles. Bon. D’abord, nous avons besoin de leur faire lever le siège… je vous l’accorde, c’est la partie difficile. Nous avons besoin de faire sortir notre duchesse Florian de Dijon, pour qu’elle puisse s’enfuir. » Cendres sourit devant les murmures d’approbation. « Ensuite, nous allons combattre au côté des alliés que nous aurons. Et nous aurons des alliés, parce que Gélimer paraît plus faible à chaque heure qui passe. Nous aurons les Turcs et les Français, au minimum. »

Il y avait des hochements de tête d’approbation. Elle frappa du poing dans sa paume, poursuivit, avec concision :

« Nous pouvons tuer la Faris, mais ce ne sera qu’une précaution… avec le temps, il en viendra d’autres, de la même source. Nous ne pouvons pas parvenir jusqu’au Golem de pierre… Ils ne nous laisseront pas deux fois mener un tel raid sur Carthage ! Donc, ce que nous devons faire, la seule chose que nous pouvons faire, c’est de porter la guerre contre les Machines sauvages. Gagner ici et porter la guerre en Afrique. Céder l’Empire wisigoth au sultan s’il le faut ! Nous devons déplacer la guerre au sud, et nous devons détruire physiquement les Machines sauvages. »

Elle s’arrêta un instant, laissa son discours faire son effet. Elle distingua Angelotti et les autres artilleurs dans la pénombre et hocha la tête dans leur direction :

« Une fois franchi l’obstacle des gens qui les entourent, les Machines sauvages ne peuvent pas se battre. Ce sont des cailloux. Elles ne peuvent rien faire, à part parler à la Faris et au Golem de pierre. Je présume que maître Angelotti et les dizaines de navires chargés de poudre et de bombardes que nous pourrons réunir sauront les réduire à l’état de gravier fort étonné en très peu de temps. » Cendres hocha la tête, pour saluer le soudain sourire radieux d’Angelotti. « Alors, le voilà, notre objectif : l’Afrique du Nord. Et nous visons une arrivée là-bas au printemps. »

Ceux qui avaient été à Carthage avaient dû discuter avec ceux qui étaient restés à Dijon. Cendres scruta la pénombre d’un œil perçant, observa les visages et y lut de la détermination, de l’appréhension, de la confiance.

« Il n’y a pas d’autre façon d’y arriver, déclara-t-elle. Ce ne sera pas facile, même avec ce que nous savons. Si, une fois que nous avons levé le siège, certains d’entre vous veulent rentrer en Angleterre ou partir vers le Nord, et sortir des ténèbres, je ne vous en empêcherai pas : vous pourrez partir avec votre solde. Ce que nous allons faire est dangereux et beaucoup d’entre nous vont se faire tuer en tentant de riposter et d’atteindre l’Afrique du Nord. »*

Elle leva la main, coupant court à ce que plusieurs personnes se préparaient à dire.

« Je ne fais pas appel à votre orgueil. Oubliez ça. Je vous dis que cette guerre est aussi dangereuse que n’importe laquelle de celles que nous avons livrées et que, comme à chaque fois, ceux qui doivent partir devraient le faire tout de suite. »

Elle pouvait déjà identifier ceux qui le feraient peut-être : quelques artilleurs italiens, peut-être Geraint ab Morgan. Elle hocha pensivement la tête pour elle-même, en entendant une plaisanterie faite sur le mode de l’humour noir, ou un commentaire ironique prononcé à voix basse ; trois cent cinquante soldats valides la considéraient avec le visage inexpressif et indéchiffrable d’hommes qui sont à la fois inquiets et pragmatiques.

« Alors, quand est-ce qu’on va aller botter leur cul, aux trois légions ? » L’arbalétrier anglais John Burren indiqua d’un coup de pouce les murs de pierre, avec l’intention évidente de désigner les légions wisigothes qui campaient autour de Dijon.

Avant de lui répondre, Cendres donna d’un hochement de tête le signal de dispersion de l’assistance : « Bon. Les petits gars, allez trier votre paquetage. Discutez avec vos officiers. Je veux une réunion des officiers à la première heure demain matin. »

Elle se retourna vers l’arbalétrier anglais.

« Quand ? » répéta-t-elle, et elle adressa un sourire à John Burren. « Faut espérer que ce sera avant que Gélimer décide qu’il n’y a plus de trêve, et que les légions déboulent toutes les trois par-dessus ces putains de remparts ! »

Elle visita les quartiers des commandants bourguignons, de maison en baraquement, de baraquement en palais, tenant pratiquement le même discours partout, dans le sombre après-midi d’hiver de cette journée de Noël. Chaque fois que possible, elle parlait avec les Bourguignons qui allaient se battre. Elle couvrit des kilomètres dans les rues pavées de Dijon, changeant d’escorte toutes les heures.

La légère couverture nuageuse se leva, les étoiles parurent ; la seule chose qui ne changea pas, ce fut la foule devant l’aumônerie, qui s’était maintenue à un millier de personnes durant toute la nuit, qui attendaient une minuscule ration de pain noir et de bière d’orties.

Les sept étoiles brillaient dans le givre. Le Chariot apparaissait avec netteté au-dessus des clochers de l’abbaye de Saint-Étienne.

Cendres laissa son escorte à l’extérieur du bâtiment en brique rouge d’un étage, sur le domaine de l’abbaye, qui servait de résidence pour l’abbé, entrant et croisant gardes et moines avec une autorité que nul ne contestait.

Le bruit d’une flûte carthaginoise résonnait dans l’escalier étroit. Cendres déboucla son casque et secoua ses cheveux courts. Ses yeux, que la réflexion et l’attention aux paroles des autres avaient fait se perdre dans le vide, retrouvèrent leur acuité. Elle se gratta les cheveux avec des doigts aux ongles rongés et exécuta un genre de haussement d’épaules qui arrangea confortablement ses épaules dans son armure. Cela fait, elle baissa la tête et gravit l’escalier exigu, bas de plafond, jusqu’à la chambre de l’étage.

« Madame… capitaine, se reprit un moine grand et mince. Vous venez de manquer l’abbé. Il était ici à l’instant, en train de prier avec l’étrangère, la folle.

— L’abbé est un homme charitable. » Cendres ne ralentit pas l’allure en se dirigeant vers la porte. « Inutile que vous entriez. Je ne reste que quelques minutes. »

Ignorant les protestations peu empressées du moine, elle baissa la tête sous l’épais linteau de chêne en entrant dans la pièce à l’autre extrémité. Le plancher de la maison était inégal, et ses lames gauchies grinçaient sous les bottes de Cendres. Tandis qu’elle se redressait, elle vit les solives dorées par la lueur d’une lanterne, le plâtre blanc qui les séparait, l’absence de tout meuble et les couvertures empilées à côté de la fenêtre aux carreaux en losange.

Violante et la Faris étaient assises ensemble sur le plancher, près de la lanterne. Cendres les vit tourner la tête à son entrée.

Les couvertures remuèrent quand les lames du parquet couinèrent sous son pas. Des cheveux gris assombris par la transpiration devinrent visibles : ceux d’Adelize, qui se redressait sur son séant et se frottait les yeux avec un poing grassouillet.

« Je ne savais pas que tu étais ici, dit Cendres en regardant la Faris.

— Ton abbé a installé les esclaves masculins dans une autre pièce. Ici, je suis avec les femmes. »

Le son de la flûte se fit à nouveau entendre pendant que la Faris parlait, venant à l’évidence d’une autre partie de la maison de l’abbé. Cendres tourna son regard vers Violante, vers Adelize, le ramena vers la femme qui, désormais, avec ses cheveux coupés court, son justaucorps et son haut-de-chausses suisses trop grands, semblait plus que jamais être sa sœur jumelle.

« Il y a un air de famille », déclara Cendres, en sentant sa bouche se dessécher.

Elle n’arrivait pas à détacher les yeux de l’idiote. Adelize, assise, enveloppée dans de nombreuses couvertures en laine, se balançait et fredonnait toute seule. Elle se mit à frapper du poing contre son genou. Il fallut une seconde avant que Cendres comprenne qu’elle battait la mesure de l’air de flûte.

« Merde, dit Cendres. Voilà pourquoi ils ont tué tellement des nôtres, non ? Ils se disaient qu’on allait finir comme ça. Merde. Tu te demandes parfois si c’est ce qui t’attend ? »

La petite Violante prononça quelques mots rapides.

« Elle ne te comprend pas, mais elle n’aime pas le ton de ta voix », expliqua la Faris.

Comme si les voix la dérangeaient, Adelize cessa de se balancer et se saisit l’estomac. Elle se mit à gémir et à piauler. Elle dit un mot. Cendres comprenait à peine le carthaginois des esclaves, mais finit par saisir : « Mal ! Mal !

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Elle a été blessée ? »

Violante reprit la parole. La Faris hocha la tête.

« Elle dit qu’Adelize a faim. Elle dit qu’Adelize n’avait encore jamais connu la faim. On s’occupait d’elle, dans les salles d’enfantement. Elle ne comprend pas la douleur d’un ventre vide. »

Cendres s’avança. Le bruit de son armure, auquel elle ne prêtait plus guère d’attention elle-même, sembla énorme dans l’espace clos. La femme d’âge mûr se releva précipitamment et recula, laissant choir ses couvertures.

« Attends… » Cendres cessa de bouger. Elle dit, d’une voix qui se voulait apaisante : « Je ne suis pas venue te faire du mal, Adelize. Adelize, je ne suis pas venue faire de mal.

— Pas aimer ! » Violante entreprit de réarranger les couvertures autour de la femme. Adelize souleva distraitement le tissu pour triturer sa bedaine pendante sous sa tunique et gratter une toison pubienne grise. Un grand réseau de lignes blanches et de vergetures couturait ses cuisses, son ventre et ses seins. Violante tira les couvertures vers le bas, ajoutant quelques mots rapides en carthaginois.

« Elle dit qu’Adelize a peur quand les gens sont nombreux et qu’ils sont en tenue de guerre. » La Faris se remit enfin debout. « L’enfant a raison. Adelize a dû voir peu d’hommes à part ceux avec qui mon père Léofric l’a accouplée, et peu de gens en grand nombre, en général. »

Cendres scruta Adelize dans la mauvaise lumière. Est-ce que je lui ressemble ? La femme avait la mâchoire empâtée, et ses yeux étaient enfouis dans une chair bouffie ; elle aurait pu avoir n’importe quel âge entre quarante et soixante ans. Voire même plus : il y avait de la naïveté dans la douceur lisse de ses joues.

Une pitié douloureuse, couverte par le dégoût, agita Cendres.

« Bon Dieu ! répéta Cendres. Elle est retardée[55]. Elle est vraiment retardée. »

Les couvertures d’Adelize bougèrent. À la lueur de la lanterne, Cendres vit brièvement quelque chose se faufiler de nouveau sous les plis ; et la légère odeur de la pièce prit tout son sens pour elle. Un rat. Violante parla, de façon inintelligible.

« Quoi ? »

La Faris se pencha pour ramasser une couverture et en entourer ses propres épaules. Son souffle créa une bouffée blanche dans les airs. « Elle te dit de respecter sa mère.

— Sa mère ?

— Violante est ta sœur légitime. Ainsi que ta nièce », ajouta la Faris avec un sourire tranquille sur son visage devant le trouble de Cendres. « Mon père Léofric a de nouveau accouplé notre frère avec notre mère. Violante est un des enfants. J’ai amené deux des garçons avec moi.

— Oh, nom de Dieu ! Mais pourquoi ? » s’exclama Cendres.

La femme ignora la question. Cendres eut un moment pour songer : On pourrait croire que, puisqu’elle porte mon visage, j’arriverais facilement à le déchiffrer. Puis la Faris demanda : « Pourquoi es-tu ici ?

— Quoi ?

— Pourquoi es-tu venue ici ? » insista la Faris. Au cours de ces dernières heures, elle avait trouvé un moment pour se laver les mains et le visage ; sa peau était pâle à la lueur vacillante de la lampe. Des yeux sombres, une peau claire ; et désormais, des cheveux qui lui couvraient à peine les oreilles. Elle parla d’une voix enrouée à force de longues explications. « Pourquoi ? Est-ce qu’on va m’exécuter maintenant ? Ou est-ce que j’ai un délai jusqu’à demain ? Es-tu venue me faire part du décret de ta duchesse ?

— Non », dit Cendres qui secoua la tête distraitement, en ignorant la dureté dans la voix de la Faris. « Je suis venue voir ma mère. »

Ce n’était pas ce qu’elle avait eu l’intention de dire. Assurément, ce n’était pas ce qu’elle avait eu l’intention de dire devant des gens. Ses mains se glacèrent sous le choc. Elle retira ses gantelets, reboucla les sangles et les accrocha à la poignée de son épée. Traversant la pièce, elle vint s’accroupir devant Adelize. L’extrémité de son fourreau racla contre le plancher.

« Elle ne sait pas qui je suis, dit-elle.

— Elle ne me connaît pas non plus, lui répondit la Faris. Tu t’attendais à ce qu’elle te reconnaisse comme sa fille ? »

Cendres ne répondit pas tout de suite. Elle était accroupie assez près d’Adelize pour sentir la puanteur de vieille urine et de lait qui se dégageait de sa peau. Un sursaut irréfléchi, subit, du bras de l’idiote la fit se redresser, automatiquement, ses réflexes de combat réveillés, tandis que sa main saisissait son poignard.

Adelize tendit la main. Elle caressa le cuir crotté de la botte de Cendres. Elle leva les yeux. « Pas avoir peur. Pas avoir peur.

— Oh, bon Dieu. » Cendres se passa la main nue sur le visage. Sa paume en fut trempée.

Un des rats, un blanc à la fourrure frisée, courut vers Adelize. Ravie, la femme oublia tout le reste pour le caresser avec des doigts lourds. L’animal la lécha.

« Oui. » Cendres détourna les yeux, désorientée. Elle fit un pas en arrière, se retrouvant debout à côté de la Faris. « Oui. J’aurais cru qu’elle me reconnaîtrait. Si je suis sa fille, elle devrait me reconnaître. Je devrais sentir qu’elle est ma mère. »

Avec de grandes précautions, la Faris posa la main dans celle de Cendres, la saisit et la serra entre des doigts froids et identiques.

« Combien d’enfants a-t-elle eus ?

— J’ai consulté nos archives. » La Faris ne retira pas sa main. « Elle a mis bas chaque année pendant les quinze premières années ; puis trois autres couches, depuis.

— Bon Dieu ! Je me réjouirais presque d’être stérile. » Un rapide coup d’œil vers la Faris, tandis que la vision de Cendres se troublait. « Presque. »

Un autre rat remonta en courant le bras d’Adelize jusqu’à son épaule. On ne distinguait pas sa fourrure tachetée dans cette lumière, mais Cendres était presque sûre qu’il s’agissait de Lèche-doigts. La femme inclina la tête sur un côté, en poussant des gloussements tandis que les moustaches du rongeur lui chatouillaient la joue. Elle se désintéressait complètement de Cendres.

« Est-ce qu’elle sait seulement qu’elle a eu des bébés ? »

La Faris parut scandalisée. « Elle le sait. Ils lui manquent. Elle aime les petites créatures chaudes. Ce qu’elle ignore, je pense, c’est que les bébés grandissent. Comme on lui a retiré les siens à la naissance pour les confier à des nourrices, elle ne sait pas qu’ils changent et qu’ils deviennent des hommes et des femmes. »

Avec une expression interloquée, Cendres demanda : « Des nourrices ?

— Si elle avait allaité, cela aurait nui à la conception. Elle a donné dix-huit fois naissance, dit la Faris. Violante a été son avant-dernière. Violante n’entend pas le Golem de pierre.

— Mais toi, si, repartit Cendres sèchement.

— Oui. Encore. » La Wisigothe poussa un soupir. « Aucun des autres enfants d’Adelize n’a été… une réussite, à part moi. Et toi, bien entendu. » Elle fronça les sourcils et Cendres se demanda : Est-ce je suis pareille ? Est-ce que je parais plus vieille quand je fronce les sourcils ? La Faris enchaîna. « Notre père Léofric se demande à présent combien d’autres il a éliminés trop jeunes. Il conserve tous les enfants de Léovigild, désormais, et tous les enfants d’Adelize nés ce printemps. Nous avons deux frères vivants, et une autre sœur. »

Cendres prit conscience qu’elle serrait la main de la Faris assez fort pour lui faire mal. Gênée, elle baissa les yeux vers le plancher gauchi. Elle avait le souffle court, la poitrine brûlante.

« Putain de bordel, je n’arrive pas à m’y faire. » Elle leva les yeux vers le visage de la Faris, songea : Elle a dix-neuf ans, vingt, tout comme moi, et se demanda pourquoi la Wisigothe apparaissait soudain si jeune.

« Il n’est pas nécessaire d’attendre vingt ans avant qu’il y ait une autre Faris, spécula Cendres d’une voix morne dans la pièce froide. Si Léofric n’était pas désormais complètement cinglé et si Gélimer croyait ne serait-ce qu’à la moitié de ce qu’il a appris sur les Machines sauvages… peut-être que s’ils regardaient ce qu’ils ont, il y en aurait une autre comme toi dans quelques mois : au printemps ou à l’été prochain…

— Je vais te dire ce que ferait messire le calife Gélimer, s’il accordait crédit à ce que nous disons des Machines sauvages. Il les considérerait comme une espèce supérieure de Golem de pierre. Il estimerait que ce sont de savantes voix de guerre, qui le conseillent sur la façon d’étendre son empire à toutes les terres civilisées. Et il chercherait un moyen de construire d’autres Golems de pierre, et d’en créer d’autres comme moi, de façon à ne plus avoir un seul général et une seule machina rei militaris, mais des dizaines.

— Miséricorde du Christ. »

La main de la Faris était tiède et moite dans celle de Cendres. Celle-ci desserra son emprise. Elle demanda, les yeux toujours fixés sur Adelize : « Est-ce que la maison Léofric arriverait à fabriquer un autre Golem de pierre ?

— La chose n’est pas impossible. Avec du temps. » La Faris haussa les épaules. « Si mon père Léofric survit.

— Oh, doux Jésus », fit Cendres, prenant conscience de l’air gelé qui lui glaçait le bout des doigts, des étoiles de l’autre côté de la fenêtre, de l’odeur de corps sales muselée par le froid. « Ça ne va pas plaire aux Turcs. Ni à personne. Une machine pour parler aux grands démons guerriers du sud… Ils n’auraient de cesse d’en avoir une, eux aussi. Tout comme les Français, les Anglais, les Russes… »

La Faris, qui observait Adelize, répondit distraitement : « Une autre possibilité : notre savoir se perd et Léofric meurt, la maison est détruite, si bien qu’il ne reste plus qu’un Golem de pierre… Jamais ils ne le laisseraient entre nos mains.

— Ils ne connaîtraient pas le repos avant d’avoir conquis l’Afrique, pris Carthage, et de l’avoir totalement détruite.

— Mais Gélimer n’y croit pas. Il se figure que tout cela est un complot politique de la maison Léofric. » La Faris frissonna sous sa couverture. Elle reprit, d’une voix pâteuse : « Et les fortunes de l’Empire wisigoth ne me concernent plus, n’est-ce pas ? Je n’ai plus rien à faire, pour ma part, sinon rester assise ici en me demandant si on m’exécutera, au matin.

— Ça m’étonnerait. Ce que tu racontes à La Marche est bien plus utile. »

Sa réponse sonna faux quand elle la prononça. Cendres détourna les yeux d’Adelize et s’autorisa enfin à comprendre : Je me tiens dans la même pièce que cette femme, elle est désarmée et j’ai une épée, j’ai un poignard ; si sa mort était un fait accompli, Florian serait simplement obligée de l’entériner. Il n’y aurait probablement pas de guerre civile.

Elle s’attendit à des affres d’indécision.

La tuer. Devant sa mère, sa sœur ? Ma sœur ? C’est ma sœur. Il vaut ce qu’il vaut, mais c’est mon sang qui coule dans ses veines.

Ce qu’elle ressentit, ce fut un chaud relâchement de sa tension.

Avec un humour rude, Cendres déclara : « Doux Christ Vert ! Tu n’as pas assez de problèmes sans te demander si ta sœur va te tuer ? Faris, je ne le ferai pas. Pour l’heure, j’en suis incapable. Mais je sais que je le devrais. »

Elle se posa de nouveau la main sur le visage, brièvement ; puis elle leva les yeux vers la Wisigothe.

« C’est Florian. Tu comprends. Le danger que court Florian. Je ne peux pas laisser ça continuer. » Les mots s’accrochèrent sur sa langue, sa totale lassitude la faisant bafouiller. Elle se retrouva en train d’agiter les bras, aussi exubérante qu’un Anglais. « Est-ce que tu peux les tenir à distance ?

— Les Machines sauvages ?

— Les tenir à distance. Ne pas les écouter. »

L’expression sur le visage de la Faris, vaguement visible à présent dans la clarté de la lampe, évolua entre peur et perplexité. « Je… sens leur présence. J’ai dit au roi-calife que je n’entendais pas le Golem de pierre, et c’est vrai ; je ne lui ai pas dit un mot depuis cinq semaines. Mais je sens sa présence. Et, à travers lui, les Machinæ Feræ… Il y a une sensation…

— Une pression, dit Cendres. Comme si quelqu’un te contraignait.

— Tu n’as pas pu leur tenir tête quand elles t’ont parlé à travers le Golem de pierre, à Carthage, dit doucement la Faris. Et leur puissance s’accroît, leurs ténèbres s’étendent ; elles m’atteindront, ici, m’utiliseront pour changer…

— Si Florian périt. » Cendres s’accroupit à nouveau. Elle tendit la main avec précaution, et toucha les cheveux grisâtres et gras d’Adelize. La femme se figea. Cendres commença à faire de légers mouvements de caresse. « C’est Florian. Je ne peux pas te laisser continuer à représenter un danger pour elle. Si tu vis et que les Machines sauvages t’utilisent…

— Pendant que nous vous assiégions, j’ai essayé de rompre le lien avec la machina rei militaris, dit la Faris. J’ai utilisé un prêtre esclave, pour qu’il ne puisse le répéter à personne : on ne l’aurait pas cru. Il a prié, mais la voix de la machine est restée en moi.

— Moi aussi. » Cendres cessa de caresser les cheveux emmêlés d’Adelize. « Moi aussi ! Et ça n’a pas marché pour moi non plus ! »

Elle se surprit à attraper les mains de la Faris : elles rirent toutes les deux, et Adelize tourna la tête pour les regarder tour à tour, allant de Cendres à la Faris et inversement.

« Pareil ! » coassa-t-elle sur un ton de triomphe. Elle tendit le doigt d’un visage à l’autre. « Pareil ! »

Cendres se mordit la langue. Ce fut tout à fait fortuit ; elle eut mal. Elle sentit le goût du sang dans sa bouche. Elle pensa : Je t’en prie, dis que tu me connais.

La grosse femme leva la main et caressa le visage de la Faris. Elle avança les doigts vers Cendres. Celle-ci sentit son estomac se tordre. Les doigts doux et grassouillets lui touchèrent la peau, hésitèrent devant les cicatrices, battirent en retraite.

« Pareil ? » dit Adelize sur le ton de la question.

Les yeux de Cendres se remplirent de larmes. Aucune ne coula sur sa joue. Elle toucha doucement la main d’Adelize et se remit debout.

« On peut très bien en sélectionner d’autres comme toi, dit-elle à la Faris. Mais si tu étais rentrée et que tu avais détruit le Golem de pierre… Il n’y a qu’une machina rei militaris. Cela t’aurait isolée des Machines sauvages. Et cela les aurait isolées, elles. Elles auraient dû attendre un nouveau Gondebaud ou un autre Radonic pour leur construire une autre machine. C’est plus difficile que d’élever des morveux.

— Certains hommes m’auraient suivie. Ceux que j’ai dirigés en Ibérie, qui me connaissent depuis de nombreuses années. La plupart ne l’auraient pas fait. Et Carthage est bien préparée contre le retour de généraux vainqueurs qui chercheraient à renverser le roi-calife.

— Tu aurais pu essayer ! » Cendres sourit pour elle-même, alors, et secoua la tête avec regret. « D’accord, je comprends ce que tu veux dire. Mais si tu avais détruit le Golem de pierre, je ne me tracasserais pas de savoir si je dois tuer ma sœur, en ce moment.

— Pas tuer ! » s’exclama Adelize avec férocité.

Cendres baissa les yeux, surprise. Violante était agenouillée à côté d’Adelize, visiblement en train de lui chuchoter une traduction : la femme retardée leva un regard furibond, tendant le doigt vers Cendres, puis vers la Faris. « Pas tuer ! » répéta-t-elle.

Cendres fut frappée par une douleur physique. Mon cœur a des problèmes, se dit Cendres. Son poing serré se pressa contre son armure, sur sa poitrine, comme si cela pouvait la soulager. La douleur vive et sourde la frappa à nouveau.

Elle tendit la main et ébouriffa les cheveux de Violante ; l’enfant s’écarta d’elle avec un sursaut. Elle toucha la main d’Adelize. En trébuchant, Cendres se retourna et sortit de la pièce, se baissa sous le linteau, passa à grands pas devant le moine maigre, sans dire un mot jusqu’à ce qu’elle retrouve son escorte devant la maison de l’abbé, pas un mot avant d’arriver au palais, et dans les quartiers de la duchesse.

« Je suis venue voir Florian. »

Brillants comme des perles, les yeux de Jeanne de Châlon apparurent, émergeant de derrière la porte en chêne sculpté. « Elle ne se sent pas bien. Vous ne pouvez pas la voir.

— Si. » Cendres appliqua un bras couvert de plates contre le bois. « Allez-vous essayer de m’en empêcher ? »

Une des demoiselles de compagnie, Tilde, regarda par-dessus l’épaule de Jeanne. « Elle ne se sent pas bien, damoiselle capitaine. Nous avons dû demander à messire de La Marche de revenir demain.

— Pas bien ? » L’esprit de Cendres s’aiguisa, elle retrouva sa concentration. Elle demanda sur un ton sec : « De quoi souffre-t-elle ? »

Tilde regarda Jeanne de Châlon, embarrassée : « Capitaine général…

— J’ai dit : de quoi souffre-t-elle ? Quelle maladie ?… Peu importe. » Cendres les poussa pour entrer. Elle ignora les autres domestiques et les dames de compagnie, se fraya un passage à coups d’épaules parmi elles, les laissant se chamailler avec son escorte. Elle alla jusqu’au lit ducal et écarta les rideaux.

Une odeur de spiritueux la fit tousser.

La duchesse Florian, entièrement vêtue d’un justaucorps, d’une chemise et d’un haut-de-chausses d’homme, était vautrée à plat ventre sur la literie. Elle avait la bouche ouverte, bavant copieusement sur le drap. Elle exhalait une odeur d’alcool. Tandis que Cendres la regardait de toute sa hauteur, Florian se mit à ronfler avec vigueur.

« Elle était sur le rempart cet après-midi, n’est-ce pas ? »

Le visage blême de Jeanne de Châlon apparut au côté de Cendres. « Je lui ai dit de ne pas y aller. Je lui ai dit que ce n’était pas convenable pour une femme, qu’elle contemple ce dont Dieu Lui-même détournait Sa face. Mais elle n’a pas voulu m’écouter. Floria ne m’a jamais écoutée.

— Je m’en félicite. » Cendres se pencha et remonta avec douceur des fourrures de loup sur les jambes de Florian. « Sauf dans le cas présent. Depuis combien de temps boit-elle pour ne plus rien savoir ?

— Depuis le coucher du soleil. »

Depuis le massacre des otages.

« Eh bien, elle ne recommencera pas. » Les lèvres de Cendres se pincèrent. « Nous n’avons pas assez d’alcool. Très bien. Si elle se réveille, fais-moi quérir. Sinon… ne la dérangez pas. »

Elle était songeuse en quittant le palais, consciente que les hommes de l’escorte de Ludmilla Rostovnaya bavardaient entre eux, consciente qu’elle avait mal aux jambes, et que sa brûlure au muscle de la cuisse l’élançait. Elle flottait sur une brume de lassitude. Ce n’est que lorsqu’elle déboucha dans la nuit âpre et glacée qu’elle s’éveilla et recouvra toute sa vivacité.

Le Chariot s’était enfoncé autour du pôle du ciel. Plus que quelques heures, désormais, et la fête du Christ s’achèverait, pour laisser poindre la Saint-Étienne.

Une féroce lumière bleue illumina le ciel nocturne, filant à vive allure.

« Projectile ! »

Une masse de feu grégeois chuinta dans les airs et atterrit sur la place, projetant l’enfer sur les pavés de pierre. Un homme détala dans la spectrale lumière bleue et arracha du chaume au coin d’un bâtiment en coin.

Et merde ! Ça y est ? Gélimer a perdu son général, et il en a marre de respecter la trêve… ?

Un nouveau projectile fila en hauteur, disparut à l’extérieur des murailles de Dijon dans sa courbe descendante.

« Planquez-vous ! » ordonna Cendres, en reculant prestement à l’intérieur du poste de guet du palais. Un autre projectile – de la pierre, et non du feu. L’impact fit trembler les pavés sous ses pieds.

« Les enfoirés ! » Rostovnaya murmura une remarque caustique sur la précision wisigothe, ses hommes grommelèrent leur approbation. « Et pour la fête du Christ, en plus ! Patronne, je croyais qu’il y avait une trêve jusqu’au retour de messire Fernando chez eux, demain ? »

Tendant l’oreille, priant pour que les sons portent dans cet air glacé de la nuit, Cendres n’entend désormais plus rien. Pas de tir qui tombe sur d’autres quartiers de la ville.

Engins de siège wisigoths, position et chargement des munitions ; ordres des troupes d’assaut d’infanterie ! Cendres formula la pensée dans sa tête, sans l’exprimer à voix haute, et elle secoua la tête.

Même si je pouvais parler au Golem de pierre, ça ne servirait à rien de poser la question. Ses rapports venus d’ici dépendent de courriers ; ils doivent avoir deux ou trois semaines de retard.

Cela signifie au moins que Gélimer ne peut s’en servir pour avoir des conseils tactiques contre nous. Même si les Machines sauvages peuvent l’utiliser, Gélimer ne le peut pas. Et Godfrey l’entendrait. On se console comme on peut…

Elle s’arrêta, frappée de stupeur.

« Capitaine ? demanda Ludmilla Rostovnaya avec le ton de quelqu’un en train de répéter ces mots.

— Quoi ? »

Cendres nota vaguement qu’elle n’entendait plus de bombardements : ces tirs sans conviction n’étaient pas le tir de barrage qui prélude à un assaut. Rien qu’une équipe d’artilleurs qui s’ennuient, sans doute les mercenaires francs de Gélimer. Son illumination étouffait toute sa gratitude de voir la trêve tenir encore.

« On rentre à la tour ? » La Russe scrutait la nuit et la pénombre du poste de garde, illuminé par les flammes mourantes du feu grégeois. Aucun autre impact ne secouait le sol. « Capitaine ? Qu’y a-t-il ? »

Cendres répondit d’un ton atone.

« Je… viens juste de m’apercevoir de quelque chose. Je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt. »

La dispersion des ténèbres
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